"Le plafond de rémunération de 450 000€ pour la rémunération des dirigeants des entreprises publiques adopté à l'occasion de la loi Sapin 2 de 2016 était un premier pas vers une échelle des salaires respectueuse de la dignité du travail pour tous : il avait vocation à faire école dans la sphère privée.
Au coeur des multiples crises que nous traversons, la proposition prêtée au Gouvernement de lever cette limite serait non seulement anachronique mais indécente.
Indécente car elle serait oublieuse de notre endettement mutuel : nous sommes redevables d'une communauté qui nous précède et nous oblige. Alors que la pandémie a révélé le caractère vital de métiers méprisés, les dividendes s'envolent, les rémunérations des dirigeants du CAC 40 ont augmenté de 33% en 10 ans. Accepter qu'aujourd'hui que ces derniers gagnent plus de 5 millions par an, revient implicitement à admettre que certaines personnes "valent" 300 fois moins que d'autres !
Indécente car elle est oublieuse des limites planétaires et de l'accélération du dérèglement climatique qui se rappelle à nous chaque jour de façon plus dramatique. Le GIEC comme la Haute Autorité pour le Climat convergent sur le fait que l'empreinte carbone d'un ménage français du décile de revenu le plus haut équivaut à 3 fois celle d'un ménage du décile le moins élevé alors même que nous sommes au défi commun de diviser par deux nos émissions totales de CO2 dans la décennie à venir. Sans partage de l'effort, le plan de sobriété qu'esquisse le Gouvernement reviendrait à se moquer du peuple !
Indécente car les conséquences de la crise géopolitique creuse les injustices. Famines dans les pays les plus fragiles, montée de la pauvreté ici. La récente loi sur le pouvoir d'achat - loin d'être à la hauteur des questions sociales générées par l'inflation - est, nous le savons, financée à crédit et au prix de l'affaiblissement de l'Etat, faute du courage de taxer les profits exorbitants de certaines entreprises.
Indécente enfin car servir la Nation à travers la direction du futur géant public de la transition énergétique est un tel honneur qu'il justifie que l'on renonce dans une certaine mesure aux privilèges matériels. Nous affirmons ici qu'un candidat à la direction EDF qui ferait du déplafonnement de son salaire une condition de son recrutement ne serait pas moralement digne de cette fonction.
Car enfin, renoncer reviendrait à désespérer du double mouvement éthique observé dans notre société et sur lequel devraient prendre appui nos politiques publiques. Tout nous indique qu'une révolution culturelle s'amorce au sein des élites françaises, illustrée par les récentes déclarations des jeunes diplômés de la "génération climat" (faut-il rappeler que certaines grandes écoles défilent le jour du 14 juillet sur les Champs Elysées ?)
Ce recul serait également méprisant pour le secteur de l'économie sociale et solidaire dont la prospérité et l'attractivité actuelles sont justement liées à des règles claires d'encadrement de la rente du capital et des écarts salariaux.
Le Gouvernement doit non seulement renoncer à cette provocation mais ouvrir d'urgence le chemin du partage de la valeur non seulement dans les entreprises publiques mais dans le secteur privé où se concentre l'essentiel des dérives. Le temps est venu de poser des limites comme le facteur 12 au-delà duquel les charges salariales ne seraient plus déductibles de l'impôt sur les sociétés. Et de créer des processus comme la codétermination : instituer les salariés comme partie constituante de l'entreprise, c'est en faire le cadre et le creuset de nouveaux droits et devoirs. Et si le juste partage de la valeur devenait la condition-même de sa création ?
L'échelle des salaires est un choix profondément politique qui traduit celle des valeurs d'une société. Sur une planète aux ressources finies, aucune transition ne peut faire l'économie du partage. Engager une telle réforme, c'est mettre l'humain au centre de l'économie et affirmer la primauté de la démocratie sur la loi du marché.
C'est choisir la common decency (« décence ordinaire ») de George Orwell contre le « there is no such thing as society » (« la société n'existe pas ») de Margaret Thatcher."