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Tribune de Jacques Julliard
Les catholiques et la République
par Jacques Julliard
A retrouver en ligne sur le site de Marianne.fr
Ce fut la vilenie de trop. Quand la RATP, sous prétexte de laïcité, renvoya dos à dos les chrétiens d'Orient et leurs assassins de l'Etat islamique, comme pendant la guerre les braves gens renvoyaient dos à dos les juifs et Hitler, un mouvement de sidération, que l'on n'attendait plus, secoua le pays tout entier. Les catholiques avaient beau être devenus les repoussoirs des beaux esprits et les souffre-douleur de la presse de gauche, non, décidément, le principe de précaution - ou plutôt de soumission - à l'égard du terrorisme islamiste allait trop loin : on n'allait tout de même pas faire payer aux Assyriens et aux coptes que l'on viole, que l'on égorge, que l'on crucifie, l'atteinte au mariage pour tous qui avait tout récemment élevé entre cathos et bobos un mur de détestation réciproque.
C'est un fait que, depuis une décennie, peut-être deux, les relations entre les catholiques et la République se sont singulièrement détériorées. On parle ici en termes de mentalités, c'est-à-dire d'évolution lente et quasi inconsciente, et non en termes de relations entre les institutions, qui sont devenues bonnes depuis que l'Eglise a accepté franchement le principe de laïcité, au point, aux dires de certain, d'en avoir fait une arme contre ses ennemis.
1. La guerre entre l'Eglise et l'Etat au XIXe siècle
L'Eglise était - est-il besoin de le rappeler ? - avec la noblesse un des deux ordres privilégiés de l'Ancien Régime. Le catholicisme était religion d'Etat ; un impôt spécial - la dîme - lui était affecté pour subvenir à ses besoins. D'une certaine manière, le conflit avec la Révolution était inévitable ; on notera pourtant que lors des états généraux de 1789, c'est le ralliement du bas clergé au tiers état qui fit éclater l'ordre juridique et social de l'Ancien Régime et donna le signal d'une révolution unitaire et potentiellement démocratique. Mais, loin d'aller dans le sens d'une séparation, les révolutionnaires, pour beaucoup catholiques et gallicans, voulurent imposer la subordination de l'Eglise au nouveau régime. La Constitution civile du clergé (1790) fut le point de départ d'une guerre ouverte qui, apaisée par le Concordat napoléonien et le retour à l'ordre ancien sous la monarchie censitaire, reprit de plus belle dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Le conflit, avivé par des papes réactionnaires et bornés qui, tels Pie IX (1846-1878), proclamèrent l'incompatibilité entre le catholicisme et les principes révolutionnaires, connut son apogée à la fin du siècle avec l'affrontement entre l'Eglise, dont les cadres supérieurs restaient attachés au royalisme, et les républicains dont certains ne cachaient pas leur volonté d'éradiquer le catholicisme de France. La lutte fut violente : l'Eglise, notamment à travers sa presse, se mettant directement en travers de l'évolution ; la République répliquant par une série de mesures vexatoires qui infligées aujourd'hui aux musulmans pousseraient Edwy Plenel à se jeter du haut d'une falaise ou à demander l'asile politique à la Corée du Nord.
2. La réconciliation du XXe siècle
Paradoxalement, c'est la loi de séparation de 1905 qui, appliquée avec intelligence par les républicains modérés, dont Aristide Briand, donna le signal de l'apaisement. C'est en 1914 que le monde a changé. Les trois guerres qu'a connues la France au cours du siècle provoquèrent un véritable rapprochement. La première, celle de 1914-1918, où la souffrance partagée des tranchées fit paraître bien dérisoire la lutte précédente entre cléricaux et anticléricaux. La deuxième, celle de 1939-1945, où les catholiques jouèrent un rôle important dans la Résistance : Georges Bidault, démocrate-chrétien, succéda à Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance, tandis qu'Aragon chantait la rose et le réséda, celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas. Quant à la troisième guerre, la guerre d'Algérie, elle vit des catholiques, ceux d'Esprit, de Témoignage chrétien aux avant-postes de la lutte contre la torture, quand les socialistes Guy Mollet, Robert Lacoste, Max Lejeune se vautraient dans les horreurs de la guerre coloniale. Ce sont eux, et eux les premiers, avec François Mauriac et Robert Barrat, me confiait récemment Ahmed Taleb Ibrahimi, fondateur de l'Union générale des étudiants musulmans algériens et ancien ministre de Boumediene, qui ont sauvé l'honneur de la France. Dès lors, les chrétiens, catholiques mais aussi protestants, jouèrent un rôle essentiel pour la reconstruction de la France et le renouvellement de la gauche. D'abord dans la planification à la française, voulue par le général de Gaulle et les forces économiques progressistes du pays, syndicalistes et patrons inclus. Certains soirs de réunion, au siège d'Esprit, rue Jacob, on se serait cru rue de Martignac, c'est-à-dire au Commissariat au Plan. On y rencontrait les mêmes hommes ; c'étaient les mêmes laboratoires.
Même chose en matière sociale. Les chrétiens de La Vie nouvelle-Citoyens 60, avec à leur tête Jacques Delors, qui avaient leurs homologues dans le patronat, avec José Bidegain, ont été le creuset de la transformation des relations sociales en France aux temps heureux des Trente Glorieuses. Et, surtout, la Confédération française des travailleurs chrétiens, devenue en 1964 la CFDT, a servi de moteur à toute cette effervescence intellectuelle. Ce fut elle qui en 1968 représenta la face sociale et ouvrière du mouvement. Le mot d'ordre d'autogestion, s'il ne se réalisa pas comme tel, a profondément transformé l'idée que l'on se fait aujourd'hui de la place du travailleur dans l'entreprise.
Enfin, l'idée européenne est le fruit des actions conjointes de la démocratie chrétienne et de la social-démocratie. Ce n'est pas par hasard si l'homme qui l'a portée le plus haut, Jacques Delors, déjà cité, était la synthèse vivante la plus accomplie de ce double mouvement.
En un mot, il a existé à la fin de la IVe République et dans la période gaullienne de la Ve un ensemble de courants d'idées, de milieux sociaux, de personnalités, à l'intérieur desquels les catholiques de gauche ont tenu un rôle essentiel. Ils n'étaient pas seulement réconciliés avec la République, mais ils lui donnaient le ton. Aujourd'hui, où une partie de la gauche politique et intellectuelle, de peur d'être qualifiée de réformiste, renonce à faire des réformes, ces cathos ont incarné et assumé un transformisme social dont nous avons aujourd'hui la nostalgie, à cause de la prospérité et de la puissance qu'il a alors données à la France.
3. Le désamour
Il n'est pas exagéré de dire que ce sont les milieux d'origine chrétienne qui, à la veille et aux lendemains de la refondation du Parti socialiste, ont infusé quelques idées nouvelles à un parti dont le logiciel était usé jusqu'à la corde. C'est Rocard qui a été leur introducteur et François Mitterrand qui s'en est saisi quand il est arrivé au pouvoir. Dans plusieurs régions, dont la Bretagne, le vieux fond catholique social a été à la base du renouveau socialiste. Pour l'essentiel, les Assises du socialisme (1974), qui ont été une étape de ce renouveau, ont consisté à faire entrer dans le PS avec Rocard une fraction du PSU et des chrétiens de gauche jusqu'alors étrangers à la tradition de feu la SFIO. Chacun y trouvait son compte, mais les espoirs de rénovation en profondeur ont fait long feu.
Qu'en est-il aujourd'hui ? On dirait que tout cet effort a été réduit à néant et qu'une France exténuée est retournée à l'état intellectuel qui était le sien à la fin du XIXe siècle. Que sont devenus les chrétiens de gauche ? Il est loin le temps où le Centre catholique des intellectuels français (CCIF), animé notamment par René Rémond, poursuivait à la Mutualité avec les marxistes, ceux de la nouvelle critique et du Parti communiste, un dialogue annuel, qui tenait lieu de référence. Quelles que fussent par ailleurs leurs différences, les uns et les autres croyaient à la société, c'est-à-dire à un ensemble cohérent traversé par des tensions extrêmes, mais capable d'exister comme tel et de se réformer.
Aujourd'hui, les chrétiens de gauche n'existent plus guère qu'à l'état de traces dans le Parti socialiste, ou dans les mouvements sociaux qui se situent sur sa gauche. Pourquoi ? Parce que les espoirs qu'ils nourrissaient d'une entrée en politique qui aurait permis une rénovation en profondeur de celui-ci sont retombés. « Ce que personne n'a vu venir, écrit Jean-Louis Schlegel en conclusion du livre A la gauche du Christ (1), c'est à la fois de l'euphorie économique, la désillusion à l'égard du communisme, la fin du cadre intellectuel et éthique de l'ère moderne. »
Et, à la place, sur les prémices de l'ère postmoderne : « consumérisme, individualisme, liberté sexuelle, technologies de la communication, mondialisation libérale... », les chrétiens-sociaux de l'ère précédente n'ont plus grand-chose à dire. Et les partis de gauche, encore moins. L'espèce de prothèse artificielle qu'ont constituée pour le Parti socialiste les courants modernistes issus notamment des milieux chrétiens a cessé de fonctionner. Le voilà revenu aux temps honnis de l'ancienne SFIO. D'où la tentation de renouer avec le vieil anticléricalisme face à une Eglise dans laquelle les courants conservateurs, mais aussi néoévangéliques, ont pris le dessus sur le vieux christianisme social. Et même, chaque fois qu'il se hasarde à critiquer l'intégrisme islamiste, de se servir du catholicisme comme pour s'innocenter de l'accusation d'islamophobie : certes, les crimes djihadistes sont abominables, mais l'Inquisition et les croisades le sont aussi... C'est ce qui s'appelle botter en touche. Ajoutez à cela la personnalité du président : François Mitterrand avait l'agnosticisme catholique. Celui de Hollande relève du prosaïsme. A la démission de Benoît XVI, qui était un geste plutôt fort, Hollande commenta : « Nous ne présentons pas de candidat », ce qui était une réponse plutôt faible.
Cette situation est malsaine. Il est possible que la foi chrétienne soit en régression dans ce pays (qu'en savons-nous d'ailleurs ?). Mais il existe toujours, et de façon toujours aussi nette, ce qu'Hervé Le Bras et Emmanuel Todd appellent dans leur Mystère français (2) un « catholicisme zombie », c'est-à-dire une tradition culturelle vivace, qui survit à la disparition des pratiques traditionnelles. Le PS, qui à défaut de dirigeants possède un électorat catholique zombie important, celui par exemple qui lui a permis récemment de résister en Bretagne, aurait tort de ne pas en tenir compte. Non pour des raisons purement électorales, mais parce que, dans ce pays intellectuellement fatigué, il arrive que les anciennes croyances fassent printaner les idées nouvelles.
(1) Coécrit avec Denis Pelletier, Seuil, 2012, p. 583. (2) Seuil, 2013.