Disons-le d'emblée : la victoire de Trump s'explique avant tout par l'explosion des inégalités économiques et territoriales aux Etats-Unis depuis plusieurs décennies, et par l'incapacité des gouvernements successifs à y faire face.
Les administrations Clinton puis Obama n'ont fait souvent qu'accompagner le mouvement de libéralisation et de sacralisation du marché lancé sous Reagan puis Bush père et fils, quand elles ne l'ont pas elles-mêmes exacerbé, comme avec la dérégulation financière et commerciale menée sous Clinton. Les soupçons de proximité avec la finance et l'incapacité de l'élite politico-médiatique démocrate à tirer les leçons du vote Sanders ont fait le reste.
Hillary Clinton a remporté d'un cheveu le vote populaire (60,1 millions de voix contre 59,8 millions pour Trump, pour une population adulte totale de 240 millions), mais la participation des plus jeunes et des plus modestes était beaucoup trop faible pour lui permettre de remporter les Etats-clés.
Le plus triste est que le programme de Trump ne fera que renforcer les tendances inégalitaires : il s'apprête à supprimer l'assurance-maladie laborieusement accordée aux salariés pauvres sous Obama, et à lancer son pays dans une fuite en avant dans le dumping fiscal, avec une réduction de 35 % à 15 % du taux de l'impôt fédéral sur les bénéfices des sociétés, alors que jusqu'ici les Etats-Unis avaient résisté à cette course-poursuite sans fin venue d'Europe.
Montée des inégalités et réchauffement climatique
Sans compter que l'ethnicisation croissante du conflit politique américain laisse mal augurer de l'avenir si de nouveaux compromis ne sont pas trouvés : voici un pays où la majorité blanche vote structurellement à 60 % pour un parti, alors que les minorités votent à plus de 70 % pour l'autre, et où la majorité est en passe de perdre sa supériorité numérique (70 % des suffrages exprimés en 2016, contre 80 % en 2000, et 50 % d'ici à 2040).
La principale leçon pour l'Europe et le monde est claire : il est urgent de réorienter fondamentalement la mondialisation. Les principaux défis de notre temps sont la montée des inégalités et le réchauffement climatique. Il faut donc mettre en place des traités internationaux permettant de répondre à ces défis et de promouvoir un modèle de développement équitable et durable.
Ces accords d'un type nouveau peuvent contenir, si nécessaire, des mesures visant à faciliter les échanges. Mais la question de la libéralisation du commerce ne doit plus en être le coeur. Le commerce doit redevenir ce qu'il n'aurait jamais dû cessé d'être : un moyen au service d'objectifs plus élevés.
Concrètement, il faut arrêter de signer des accords internationaux réduisant les droits de douanes et autres barrières commerciales sans inclure dans ces mêmes traités, et dès les premiers chapitres, des règles chiffrées et contraignantes permettant de lutter contre le dumping fiscal et climatique, comme par exemple des taux minimaux communs d'imposition des profits des sociétés et des cibles vérifiables et sanctionnables d'émissions carbone. Il n'est plus possible de négocier des traités de libre-échange en échange de rien.
Affaiblissement de la justice publique
De ce point de vue, l'Accord économique et commercial global (CETA) – entre l'Union européenne (UE) et le Canada – est un traité d'un autre temps et doit être rejeté. Il s'agit d'un traité étroitement commercial, ne contenant aucune mesure contraignante sur le plan fiscal ou climatique. Il comporte en revanche tout un volet sur la « protection des investisseurs » permettant aux multinationales de poursuivre les Etats devant des cours arbitrales privées, en contournant les tribunaux publics applicables à tout un chacun.
L'encadrement proposé est notoirement insuffisant, notamment concernant la question clé de la rémunération des juges-arbitres, et conduira à toutes les dérives. Au moment même où l'impérialisme juridique américain redouble d'intensité et impose ses règles et ses tributs à nos entreprises, cet affaiblissement de la justice publique est une aberration.
La priorité devrait être au contraire la constitution d'une puissance publique forte, avec la création d'un procureur et d'un parquet européen capables de faire respecter ses décisions.
Et quel sens cela a-t-il de signer lors des accords de Paris un objectif purement théorique de limiter le réchauffement à 1,5° C – ce qui demanderait de laisser dans le sol les hydrocarbures tels que ceux issus des sables bitumineux de l'Alberta, dont le Canada vient de relancer l'exploitation –, puis de conclure quelques mois plus tard un traité commercial véritablement contraignant et ne faisant aucune mention de cette question ?
Changement complet de paradigme
Un traité équilibré entre le Canada et l'Europe, visant à promouvoir un partenariat de développement équitable et durable, devrait commencer par préciser les cibles d'émissions de chacun et les engagements concrets pour y parvenir.
Sur la question du dumping fiscal et des taux minimaux d'imposition sur les bénéfices des sociétés, il s'agirait évidemment d'un changement complet de paradigme pour l'Europe, qui s'est construite comme une zone de libre-échange sans règle fiscale commune.
Ce changement est pourtant indispensable : quel sens cela a-t-il de se mettre d'accord sur une base commune d'imposition – qui est le seul chantier sur lequel l'UE a légèrement avancé pour l'instant – si chaque pays peut ensuite fixer un taux quasi nul et attirer tous les sièges d'entreprises ?
Il est temps de changer le discours politique sur la mondialisation : le commerce est une bonne chose, mais le développement durable et équitable exige également des services publics, des infrastructures, des systèmes d'éducation et de santé, qui eux-mêmes demandent des impôts équitables. Faute de quoi le trumpisme finira par tout emporter.