"Aimons notre patrie mais protégeons notre maison commune, l'Europe". En écho aux mots du Président de la République, hier à Verdun lors de la cérémonie du centenaire d'une des plus sanglantes batailles de la Grande Guerre, je vous invite à relire une tribune de Jean-Claude Guillebaud parue en février 2016 dans La Vie.
La Vie - 16 février 2016
Parfois certains événements sont si importants que, comme le nez au milieu de la figure, on ne les remarque pas. C'est ce qui se produit à propos de la disparition de l'Europe. Elle est maintenant si évidente que les européistes les plus engagés, y compris les responsables aux commandes à Bruxelles, en prennent acte. À commencer par Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, qui tient aujourd'hui des propos désabusés.
L'Europe, il est vrai, a raté toutes les urgences de ces dernières années : crise de l'euro, naufrage grec, essor des nationalismes, retour du terrorisme et de la « guerre », pour finir par l'effroyable tragédie des migrants. Où était-elle passée ? Elle a montré son inexistence militaire, sa faiblesse politique, sa désunion.
On pourrait croire que cette disparition est une victoire éclatante des eurosceptiques, qu'on prenait hier encore pour des diables cornus. Ce ne serait pas faux, mais abusif. Parmi eux, il y avait les antieuropéens plus ou moins avoués. Les autres, j'en étais, n'étaient pas hostiles au projet, loin s'en faut, pensaient simplement qu'une Europe des banquiers, imprudemment élargie et soustraite aux peuples, n'avait pas la moindre chance de fonctionner.
Ces eurosceptiques-là furent simplement moins dévots. Ayant vu clair, ils sont peut-être les mieux placés pour refonder le projet européen sur des bases vraiment démocratiques et populaires. Cette dernière espérance paraît d'ailleurs gagner du terrain. Tant mieux. Sauf que quelque chose cloche dans la présentation des choses. Je pense à la prétendue explication, ressassée aujourd'hui, qui impute l'échec du projet européen à l'émergence, un peu partout, des populismes bas de plafond et des nationalismes à l'ancienne mode. Raisonner ainsi, c'est prendre les conséquences pour des causes. Ce ne sont pas les replis identitaires et nationaux qui expliquent la disparition de l'Europe, c'est l'inverse. Comme l'Europe élargie des 28 – devenue une usine à gaz – n'avait plus aucune chance d'exister politiquement, l'absence d'une Europe politique et démocratique a fait monter l'option souverainiste.
Pour des millions de citoyens, en France, en Pologne, en Suède, au Danemark et (comble d'ironie !) en Grande-Bretagne, cette option nationale a semblé préférable à un grand marché offert à l'appétit des financiers et des multinationales ; une zone sans frontières, incapable de protéger les citoyens de la concurrence déloyale venue de Chine ou d'ailleurs, propice à l'explosion des inégalités et incapable d'endiguer le chômage de masse. Ce grand marché porté aux nues a définitivement détourné les peuples du rêve européen.
Pire : cette « non-Europe » a ouvert un boulevard à tous les partis extrémistes, y compris chez nous au Front national. Rien de plus logique : l'échec annoncé qu'on faisait semblant de ne pas voir venir renforçait la tentation du repli. Et de l'enfermement égoïste. Plus tard, nous repenserons à cette disparition (provisoire ?) de l'Europe, ce continent privilégié qui fut incapable de sauver des milliers d'enfants venus mourir sur ses rivages. Et nous ne serons pas fiers.